Ma prise de distances avec l’université libéra soudain mes journées de bien des contraintes. Je ne me rendais plus qu’aux cours qui me semblaient réellement utiles, et ceux-ci n’étaient pas nombreux. Mes collègues de promotion s’enquirent dans un premier temps de ce qu’il advenait de moi, mais, très vite, elles cessèrent de me contacter, considérant mes absences comme quelque chose de normal.
Pour ma part, je me remis à vivre de façon décalée, me couchant tard et me levant l’après midi. Ce rythme me permettait de jouir de la tranquillité de l’appartement familial, débarrassé en grande partie de ma mère et des désagréments engendrés par ses névroses maniaques. J’étudiais le jour puis profitais de la quiétude de la nuit pour lire pendant des heures. Ce fut, je crois, à cette période que mes visites sur le blog d’Armand devinrent de plus en plus fréquentes ; je franchis un jour le cap de la consultation quotidienne et épuisai alors rapidement le stock de textes récents. Ayant pris goût à la plume de mon ami, je dus donc me tourner vers ses archives, sa cadence de publication n’était pas suffisante pour étancher ma soif de lecture.
Armand était un auteur très prolifique, du moins, sur le Net, et sa page Facebook contenait cinq ou six ans de brèves, de réflexions, de textes de fiction et d’histoires tirées de sa propre vie. Je terminai l’ensemble en une poignée de jours et n’en ressortis que plus frustrée d’avoir dilapidé toutes mes réserves d’un seul coup. Il me fallut alors creuser davantage dans les méandres du Web, où je dénichai plusieurs anciens blogs qui me sustentèrent quelques temps. Puis, n’ayant plus rien à me mettre sous la dent, je finis par me rabattre sur une collection d’enregistrements audio datant des années quatre-vingt-dix.
Durant sa jeunesse, mon ami avait participé à une émission de radio du nom de «Fabrice c’est la Nuit»*, dans laquelle les auditeurs étaient invités à téléphoner pour lire leurs textes. Il s’était muni de cassettes et avait soigneusement enregistré la plupart de ses interventions, puis, quinze ans plus tard, les avait numérisées et mises en ligne. En me rendant sur la page où figurait la liste des fichiers, je remarquai que celle-ci était préfacée d’un bandeau stipulant que leur contenu, réservé aux « esprits ouverts » pouvait heurter la sensibilité de certaines personnes. A l’écoute, expliquait le chapeau, il fallait impérativement garder en tête le fait que l’époque n’avait pas pas encore été marquée par les affaires de pédophilie qui allaient horrifier la France quelques années plus tard. La présence de cet avertissement me parut étrange mais ne me rebuta pas et je me plongeai dans ces archives audio. Puisque je n’avais plus rien à lire, alors, j’allais écouter.
Vingt ans auparavant, Armand excellait manifestement déjà en matière d’écriture et ma réticence face au format radiophonique s’évanouit rapidement, d’autant plus que Fabrice, l’animateur, se révélait finalement être un personnage intéressant. Il faisait montre d’une assez bonne répartie souvent mise à profit pour taquiner ses invités. Sa voix était marquée par cet accent traînant des faubourgs parisiens aujourd’hui presque disparu, et je me l’imaginais comme un ancien loubard toujours revêtu d’un perfecto de cuir noir et de bottes de motard.
Les enregistrements s’étalaient sur plusieurs années au rythme de quelques-uns par semaine et en les entendant dans l’ordre chronologique, on était témoin de l’évolution de la relation entre Armand et Fabrice. Entré dans l’émission en parfait inconnu, mon ami imposa assez vite le respect aux autres participants grâce à la qualité de ses textes, et il devint au bout de quelques mois l’un des personnages majeurs de «Fabrice c’est la Nuit».
La plupart des interventions d’Armand étaient clôturées par un éloge enthousiaste de Fabrice, qui lui prédisait de temps à autre une brillante destinée dans la littérature. Il savait aussi être mordant et aimait taquiner Armand au sujet de son manque de succès avec les femmes. « Avec les gonzesses, ça sera sûrement la lose toute ta vie, mais au moins, tu as du talent et tu iras loin », lui avait-il dit. Un peu piqué au vif malgré les compliments de l’animateur, Armand avait usé quinze ans plus tard de son droit de réponse, en rédigeant un paragraphe dans lequel il expliquait que Fabrice avait eu tout faux : non seulement sa carrière d’écrivain n’avait jamais connu le succès fulgurant que l’on attendait d’elle, mais en plus, sa vie amoureuse trépidante, en grande partie grâce au succès de la radio, lui avait permis de se constituer un tableau de chasse bien rempli, et il avait accumulé à ce jour probablement bien plus de conquêtes que Fabrice lui-même.
J’étais naïve, et n’ayant aucune raison de douter de cette affirmation, je crus Armand sur parole. Je fus également stupide, car l’étalage d’un tel succès amoureux fit naître en moi une pointe d’intérêt envers lui. S’il est si apprécié, me disais-je un peu inconsciemment, c’est sans doute qu’il s’agit de quelqu’un de séduisant, ou, du moins, de charismatique. Ceci, ajouté à son talent bel et bien réel et à l’intelligence que je lui attribuais – rétrospectivement, à tort – contribua à me pousser vers lui malgré mon absence totale d’attirance physique.
Je connaissais pourtant cette stratégie des séducteurs, qui consiste à exagérer son succès pour sembler plus désirable, mais Armand n’avait ni l’âge, ni le style d’un dragueur de rue, et je me fis avoir bêtement. J’appris avec le recul qu’il transformait de simples baisers en relations de plusieurs mois, et les relations de plusieurs mois en couples de plusieurs années. Ce texte de défense était un premier mensonge, auquel tant d’autres allaient bientôt s’ajouter.
Je passai un été assez agréable dans ma maison familiale à la campagne. Je dormis dans le jardin, y dévorai quelques romans de George R. R. Martin à plat ventre dans l’herbe et arpentai les bois avec mon père et son détecteur en quête de vieilles pièces de monnaie et de boucles de ceinture médiévales. Lorsque mon séjour toucha à sa fin, je fus prise d’une tristesse inextinguible à la vue de la silhouette paternelle qui s’éloignait depuis la cabine du train où j’étais assise. Il s’était beaucoup tassé ces dernières années, et le voir dépossédé de sa force me faisait une impression étrange. J’avais à ce moment la sensation qu’il ne me restait plus beaucoup de temps à vivre avec lui et cela me brisait le cœur. L’apercevoir à travers la vitre sans pouvoir lui parler me replongeait des années en arrière dans la cour de l’école maternelle où j’étais cloîtrée quotidiennement et où, parfois, je le voyais passer derrière la grille lors de l’un de ses jours de repos. Il était là, accessible, et pourtant, inéluctablement, il lui fallait repartir et me laisser livrée à mon sort parmi des enfants inconnus pendant ce qui me paraissait être une éternité. Tout cela représentait à mes yeux un gâchis énorme. Sa venue faisait systématiquement couler un torrent de larmes, et ce jour-là, dans le train, je ne pus me contenir qu’à grand-peine, libérant des sanglots abondants dès que me retrouvai entre les murs de ma chambre parisienne.
Puis je dus reprendre le chemin de l’école. J’entamais un Master de sciences de l’éducation. Suite à l’abandon de mes études d’informatique, pour lesquelles je ne me sentais pas assez compétente, j’avais décidé de me diriger vers le professorat. C’était là, me disais-je, un métier utile, l’un des rares à pouvoir être réellement intéressants. J’avais moi-même beaucoup aimé l’école, en dehors des premières années durant lesquelles je m’étais ennuyée à mourir à cause de mon avance en lecture. Certains enseignants m’inspiraient et j’avais envie, à mon tour, de consacrer mon énergie à une classe afin de donner à des élèves le goût d’apprendre, entre autres clichés idéalistes.
J’avais dû choisir une licence, n’importe laquelle, et j’avais opté pour les Lettres Modernes car c’était la voie qui paraissait pouvoir m’offrir les meilleurs résultats en échange d’un minimum d’efforts. De fait, malgré mon absentéisme chronique qui venait compenser deux années de travail intensif sans vacances ni week-ends à Technext, j’avais réussi tous mes partiels, dissertant sur des livres que je n’avais pas lus, ingurgitant en quelques heures six mois de cours de stylistique ou linguistique et me reposant sur mes acquis et ma logique pour beaucoup d’examens. J’avais pris goût à ces longues plages de temps libre mais j’étais consciente que ma liberté touchait à sa fin et qu’il me fallait à présent reprendre un rythme plus traditionnel.
Par ailleurs, mon passage en Master entraînant l’arrivée de nouvelles fréquentations, je décidai qu’il s’agissait là de l’occasion idéale pour entamer le changement de mode de vie qui me tentait depuis plusieurs années déjà : le végétarisme. J’avais beaucoup réduit ma consommation de viande au cours des derniers mois et je ne mangeais plus que du poisson et un peu de volaille, mais mes lectures m’avaient fait prendre conscience de toutes les conséquences néfastes qu’entraînaient la pêche et l’élevage en terme de souffrance animale, d’écologie et de santé publique. Sans chercher à devenir un modèle de moralité, je souhaitais cesser de participer au problème et je ne voulais plus financer par mes achats la mise à mort d’individus sensibles. Cette décision me coûtait un peu car elle me forçait à renoncer à certains mets que j’appréciais, mais en pesant le pour et le contre, j’avais conclu que la cause méritait bien ce léger effort de ma part, ce petit renoncement à mon plaisir égoïste. Je n’aurais pas aimé être abattue comme on abat les animaux d’élevage et l’éthique de réciprocité me poussait donc à consentir à cette modeste privation alimentaire.
Je suivis les premiers cours de l’ESPE avec beaucoup de sérieux, n’en manquant aucun, même les facultatifs. Mais, dès le début, j’avais l’impression frustrante que la majeure partie des leçons dispensées représentait une vraie perte de temps. Le cérémonial d’installation en classe, le récapitulatif des séances précédentes, la longue introduction durant laquelle nous n’apprenions rien, les interminables parenthèses disséminées tout au long du cours, tout cela jumelé au débit de parole de l’enseignant toujours trop poussif à mon goût m’incitait à me dire que ma présence sur les bancs de l’université était une contrainte superflue. Mon énergie, me disais-je, serait mieux employée si j’étudiais moi-même dans un manuel les notions qui me font défaut. Depuis mon passage par Technext et sa pédagogie fondée sur l’autonomie, j’étais devenue extrêmement impatiente en terme d’apprentissage. Je trouvais absurde de devoir attendre des heures afin d’espérer entendre passer quelques phrases vaguement importantes pour le concours. Mais, comme à chaque rentrée, j’étais pleine d’ambition et de bonnes résolutions et mon assiduité ne faiblit pas les premières semaines.
Je m’étais vaguement rapprochée de deux camarades, Estelle et Alexia. La première était une jeune fille polie et très introvertie. La seconde, dynamique et enthousiaste, jouait comme moi à des jeux vidéos et cela me fournissait un sujet de conversation intarissable. Mais, un jour, en amphithéâtre, alors que je prenais des notes assise à côté d’elles, elles eurent un échange qui me stupéfia.
« L’an dernier, dit Alexia, j’avais un prof qui portait des sacs à main ! Mais des sacs à main de meuf ! de meuf !
– Il devait être homo, répondit Estelle en pouffant. Moi, je les appelle les dégénérés. »
J’ai honte, aujourd’hui, de ne pas m’être levée immédiatement pour aller ostensiblement m’asseoir ailleurs. Si je revivais une telle scène aujourd’hui, je crois que je lancerais à ces deux imbéciles quelque provocation salace, me faisant passer pour une lesbienne pleine de lubricité à leur endroit. Mais au lieu de ça, je restai muette de stupeur et n’intervins pas. Je m’étais volontairement coupée de tout contact humain ces trois dernières années, ne parlant à personne d’autre que mon compagnon et ma famille proche, et mon retour à la civilisation s’avérait finalement être une expédition au sein d’une meute de bêtes primitives. Dire que ces deux femmes aspiraient à devenir enseignantes ! Elles avaient échangé leurs abjections homophobes sans pudeur, comme s’il était entendu que c’était là un avis communément partagé et, de fait, par chance – ou par banalité d’opinion – toutes deux s’entendaient merveilleusement sur le sujet.
Cet incident ne me redonna pas foi en l’espèce humaine, et ma vision de l’avenir, déjà pessimiste, s’en retrouva encore assombrie : la marche de notre société vers le progrès social n’était décidément pas garantie. A partir de ce jour, ma présence en cours se fit de plus en plus irrégulière, et je m’éloignai radicalement d’elles ainsi que de tous mes autres camarades de promotion pour me mettre à réviser le concours de professorat des écoles seule, chez moi, avec quatre gros manuels dont la compagnie m’était décidément plus agréable que celle de mes collègues.
La demande d’Armand faisait suite à une période de plusieurs mois durant laquelle lui et moi n’avions que très peu échangé, du moins en privé. Pour ma part, je me contentais de lire de temps à autre les publications de l’intéressé apparaissant dans mon fil d’actualités lorsqu’elles éveillaient ma curiosité. Au fil du temps, de texte en texte, j’étais parvenue à faire émerger un portrait un peu plus tangible de cet homme de lettres. Assurément brillant, sensible et cultivé, il avait développé une misanthropie et un goût pour la solitude dans lesquels je m’étais reconnue de prime abord. Cette aversion pour la foule, la liesse populaire et les mondanités hypocrites étant trop rare pour être comprise par beaucoup de mes contemporains, elle fit naître chez moi une forme d’estime compatissante qui me poussa à ce moment à me sentir un peu plus proche de lui.
Sur le plan politique, son profil était atypique mais ses idées semblaient correspondre aux miennes : il se prétendait homme de gauche, féministe, libertaire et plutôt anticlérical, se décrivant comme un être à mi-chemin entre le dandy et le hippie, figures qui m’inspiraient, chacune à leur manière. Il avait l’air doté d’une très grande indépendance d’esprit, faisant complètement fi de l’opinion des autres à son égard, et de toute la description qui précède, ce dernier point me paraît aujourd’hui être le seul véridique, sa misanthropie mise à part – bien que j’en ignorasse alors tous les aboutissants, à commencer par l’égoïsme inouï qu’elle engendrait chez lui.
Lorsque je découvris qu’Armand était âgé d’une quarantaine d’années, cela acheva de m’intimider. Avant de le rencontrer pour lui remettre ma Madone, je jetai un coup d’œil aux photos de sa galerie, afin de le reconnaître lorsque je le croiserais dans la rue. Tous les clichés étaient sombres ou d’une qualité discutable car pris à la webcam mais d’après ce que je pouvais en voir, l’homme ne semblait pas particulièrement laid. Malgré son âge, son visage n’était pas marqué par les rides et ses cheveux noirs bouclés lui descendant jusqu’aux épaules, formant autour de lui une masse d’un volume imposant qui pouvait être le gage d’une assez bonne santé. Dans ses billets, il rappelait à intervalles réguliers la crainte que suscitaient parfois sa « haute taille » et sa « carrure de rugbyman » parmi les petites gens qui nourrissaient envers lui des velléités de bagarre, bien vite refoulées lorsqu’il quittait sa chaise pour se dresser de toute sa stature devant eux.
A cette époque, et je tiens à le préciser, je n’avais en tête aucun projet de rapprochement, ni amical, ni amoureux. L’idée ne m’avait d’ailleurs jamais effleuré l’esprit, et si quelqu’un me l’avait suggérée, je l’aurais trouvée absurde tant il me semblait que lui et moi n’évoluions pas dans le même monde. J’aurais été absolument certaine par ailleurs que lui-même ne me prêtait à juste titre aucun intérêt – il ne me connaissait pas, nous n’avions échangé que de rares banalités, et il avait seulement pu me voir par l’intermédiaire de quelques photos et vidéos. Ma relation avec celui qui sera malgré moi le héros de cette histoire n’était que celle d’une lointaine admiratrice souhaitant s’effacer tant que possible afin de laisser un auteur estimé composer en paix.
Le soir de la remise du livre, je n’avais donc pas prévu de m’attarder plus que nécessaire auprès de lui, et ma principale pensée était destinée à mes placards vides qu’il me fallait remplir avant la fermeture du magasin. Je signalai à mon compagnon de l’époque que je partais un peu en avance afin de donner le livre à une personne m’attendant plus bas et qu’il disposait donc de quelques minutes supplémentaires pour se préparer avant de descendre me rejoindre.
Lorsque je franchis la lourde porte cochère donnant sur la rue, je jetai un coup d’œil autour de moi et aperçus un gros homme affalé contre une gouttière sans le moindre embarras pour les traces d’urine de chien qui auraient pu salir ses vêtements. Me voyant, il se redressa et afficha un sourire poli. En m’approchant pour le saluer, je me fis la réflexion – certes indélicate, mais nous n’avons de contrôle que sur nos actions, pas sur nos pensées – que les photos des profils Internet pouvaient décidément être bien trompeuses. En fait de rugbyman, c’était un obèse qui s’avançait lourdement vers moi. Sa large face rougeaude était ornée d’une paire de petites lunettes usées et ses joues étaient couvertes de zones de peau desquamée. Je me souviens en particulier de son nez constellé de points noirs : je n’en avais jamais vu d’aussi mûrs. Ils étaient tellement remplis que beaucoup, noircis par l’oxydation, sortaient de ses pores d’au moins un demi-millimètre telles les épines d’un porc-épic dressées face au danger.
Mais, ce qui me frappa le plus, ce fut lorsqu’il ouvrit la bouche pour me parler. Une haleine répugnante vint heurter mes narines et la puanteur fut telle qu’une photographie mentale de cet instant resta gravée pour toujours dans ma mémoire. Je revois parfaitement son visage penché vers moi, l’œil inquiet et la bouche éternellement ouverte, long tunnel noir au bout duquel je pouvais voir pendre, absurdement, sa glotte rosâtre. Immédiatement, frappée par la pestilence de son souffle, je pris la décision de ne plus respirer par le nez face à lui, et je tins ma résolution jusqu’au dernier jour où je le vis, presque deux ans plus tard.
On pourrait penser que la description fâcheuse que je viens de faire n’est là que pour mener à bien une vengeance. Malheureusement, elle s’avère rigoureusement exacte et je la livre ici en ayant conscience du fait que ce portrait peu flatteur ne sera pas davantage glorieux pour moi, qui me suis rapprochée d’Armand bien plus que je ne l’aurais souhaité. Tout ce que je pourrai dire au sujet des défauts physiques de l’intéressé ou de ses manquements à l’hygiène rejailliront sur moi dans la mesure où je ne me suis pas, à l’époque, montrée assez déterminée pour m’en tenir éloignée. Certains me considéreront sans doute souillée par la fréquentation d’un individu à l’aspect aussi répugnant mais je tiens tout de même à m’attribuer quelque mérite dans le fait d’être parvenue à faire fi de cette apparence désavantageuse pour m’intéresser, chez cet individu à des objets que je pensais plus nobles : son intelligence et sa personnalité. La tragédie de cette histoire sera, comme le lecteur doit déjà le soupçonner, que le vernis peu appétant du corps était finalement bien plus reluisant que le caractère abominable qu’il dissimulait.
Nous échangeâmes quelques mots, je lui tendis le Dekobra, et je me préparai à tourner les talons, lorsqu’il demanda :
« Tu ne veux pas que je t’offre un verre, histoire de te remercier pour le livre ? »
Cette proposition me paraissait relever de la simple politesse, de celles que les gens lancent en espérant qu’elles soient déclinées. Par ailleurs, j’avais d’autres projets plus urgents : remplir mon garde-manger. Ainsi refusai-je l’invitation en m’excusant, partagée entre la crainte de vexer mon interlocuteur et le soulagement de ne pas me retrouver coincée à devoir discuter avec un parfait inconnu, rongée par la timidité et pétrie de honte à l’idée du fossé qui nous séparait en terme de culture artistique. Ces raisons et elles seules me poussèrent à dire non : ma réaction et ma réponse auraient été absolument les mêmes si Armand s’était montré plus présentable. Nous nous dîmes donc au revoir, sans que je suspecte le moins du monde que pour l’homme qui s’était tenu en face de moi, cette histoire de remise de livre n’avait été qu’un prétexte pour me rencontrer comme il l’admettrait ensuite, et que sa proposition de verre, à mes yeux tout à fait innocente, relevait d’une stratégie visant à me m’attraper dans ses filets.
Bouffi d’orgueil et contrarié dans ses intentions, notre héros rentra ensuite chez lui pour écrire quelques messages grinçants à l’un de ses amis, du nom de Thomas. Ami qui me fournit très aimablement plusieurs années plus tard l’historique de leurs conversations, suite à sa propre rupture avec Armand. Ainsi suis-je fière de pouvoir étoffer mon récit par ces menus détails complétant ce dernier assez instructivement.
J’avais apparemment déjà fait l’objet de discussions entre les deux amis qui, ayant regardé l’une de mes vidéos, s’étaient accordés sur le fait que j’étais peut-être à leur goût. Armand annonça donc m’avoir vue. Lui aussi avait trouvé mes photos « flatteuses » en comparaison avec la réalité, et en quelques phrases, il dressa un portrait bien senti de ma personne :
« Elle est sympa, mais très rigide, très coincée, avec à la fois un côté mémère frigide et un côté lesbienne rouleuse de mécaniques. Enfin, tout un tas de petits détails qui sont assez débandants. »
Thomas rétorqua qu’il m’avait trouvée touchante sur certaines photos.
« Elle est touchante, mais difficilement consommable », conclut Armand.
Sur ces amabilités, les deux compères changèrent de sujet, et Armand et moi ne nous écrivîmes pas pendant deux mois.
Nous étions aux alentours de la fin du printemps 2014. Je venais de valider ma troisième et dernière année de licence de Lettres Modernes et disposais par conséquent d’au moins trois mois de temps libre que j’espérais occuper par un séjour familial dans l’Allier, comme je l’avais fait l’été précédent. En attendant l’invitation promise par mon oncle et ma tante, j’occupais en grande partie mes journées en lisant des articles sur Internet. L’un des thèmes auxquels je m’intéressais alors était celui du minimalisme, et j’avais commencé à entreprendre dans ma chambre une grande purge afin de me débarrasser de tous les objets inutiles qui l’encombraient. J’avais d’abord fait disparaître les bibelots attirant la poussière sur mes étagères, puis je m’étais attaquée à tout le reste : cours périmés, câbles inutiles, stylos à sec, vêtements jamais portés… Mes meubles se vidèrent les uns après les autres jusqu’au jour où ma bibliothèque constitua le dernier bastion de résistance.
J’avais quelques scrupules à me séparer de mes livres, mais à bien y réfléchir, tout conserver n’avait aucun sens. L’espérance de vie humaine étant trop courte pour offrir à quiconque la possibilité de compulser l’intégralité des textes existant sur cette Terre, il fallait opérer des choix. Me replonger dans des œuvres déjà connues et peu appréciées était une perte de temps impliquant le sacrifice d’une nouvelle lecture potentiellement plus intéressante. Pourquoi, alors, au prix du mètre carré parisien, acceptais-je rogner sur le peu d’espace dont je disposais pour stocker des kilos de papier inutiles ?
Par ailleurs, à bien y réfléchir, mon ego n’était-il pas à la source de mes réticences ? Ne prenais-je pas un plaisir vaniteux à étaler comme des trophées aux yeux de tous ces épais ouvrages achevés à force de patience ? Si telles étaient mes motivations inconscientes, il était beaucoup plus sain, songeais-je alors, que je me débarrasse de ma bibliothèque : en me sachant privée de la béquille que constituait ma collection, je serais obligée de me montrer plus attentive à mes lectures, de tâcher de m’en souvenir plus précisément et de mieux les comprendre; bref : j’allais devoir me cultiver davantage et ma valeur, en tant que personne ne découlerait plus d’une bête accumulation d’objets qui n’étaient finalement que des gages d’intelligence illusoires.
Forte de cette réflexion, je vendis à cette période plusieurs collections de mangas dont je tirai un bon prix. Mes échanges avec les acheteurs furent toujours expéditifs – ce détail aura son importance par la suite. Un soir, je pris en photo une vingtaine de livres que je consentais à offrir et je les postai dans un album sur Facebook. Sur l’un des clichés figurait un ouvrage que j’avais pioché sans grande conviction, à peu près sûre qu’il n’intéresserait personne : c’était une édition jaunie datant des années 1950 d’un roman de Maurice Dekobra, La Madone Des Sleepings. Adolescente, je l’avais entamé durant des vacances scolaires dans ma maison de campagne, la disette de lecture ayant poussé ma main à s’aventurer dans les fonds de cartons d’un grenier glacial. Pour une raison ou une autre, le roman m’avait plu, et mon séjour s’achevant, je l’avais ramené jusqu’à Paris afin de le terminer. Depuis plus de dix ans, il traînait dans ma bibliothèque, et, si je n’en gardais aucun souvenir, l’envie de le relire ne me travaillait pas particulièrement : ainsi avait-il rejoint la pile de dons que j’avais commencé à ériger.
Contre toute attente, l’un de mes amis se manifesta le soir même dans les commentaires, se disant intéressé par ma Madone. Cette personne, c’était Armand. Un peu inquiète à l’idée de croiser cet homme qui m’impressionnait vaguement mais soulagée par la faible durée de mes précédentes ventes (qui signifiait, le croyais-je, que je n’allais pas avoir cette fois non plus à m’épancher beaucoup pour me débarrasser de mon Dekobra), j’acceptai de donner rendez-vous à l’intéressé quand je serais à nouveau de passage dans son quartier.
Je me demande aujourd’hui à quel point les choses se seraient passées différemment si je n’avais jamais proposé ce livre sur mon mur. Ma vie n’aurait assurément pas été la même sans cela, et bien que la contribution d’Armand à mon bonheur actuel soit très indirecte et se soit faite malgré lui, je peux me dire heureuse, quatre ans plus tard, d’avoir croisé sa route, quitte à avoir dû traverser les nombreuses embûches qu’il aura mises sur la mienne.
Pour faire court, vous incarnez un petit matelot aux commandes d’un voilier terrestre en forme de baleine, en route vers une destination mystérieuse.
Graphiquement, c’est un chef d’oeuvre. Le style rappelle un peu certains aspects d’Inside et de Kentucky Route Zero par ses teintes désaturées, ses jeux de lumière et son aspect minimaliste. Je ne sais pas comment les graphistes sont parvenus à ce résultat, mais en jouant, j’avais à chaque seconde l’impression d’admirer une peinture faite à la tablette graphique. Il m’était difficile de concevoir la présence de polygones derrière ce rendu splendide.
Au cours de votre aventure, vous traverserez une grande variété de paysages vastes et désolés, tous absolument superbes, qui participent à créer une atmosphère de fin du monde. Rien n’est jamais explicitement dit au sujet de ce qu’il s’est passé mais quelques détails sur l’univers sont fournis en filigrane au cours de votre parcours.
Le travail sur les échelles est très bien amené et contribue, lui aussi, à l’impression de solitude extrême véhiculée par le titre, en vous faisant sentir minuscule face à des constructions mastodontesques.
Le gameplay est assez original dans le sens où vous ne contrôlez pas directement le véhicule qui vous transporte. Au lieu de cela, votre matelot devra être constamment actif : réparations, stockage et utilisation du carburant, récupération des objets sur la route, déploiement des voiles… Tout ce travail de manutention a été pensé minutieusement et pour peu que vous soyez vigilant et organisé, il ne générera ni ennui ni panique. Par ailleurs, l’apprentissage de la manœuvre du voilier se fait de manière progressive par l’ajout régulier de modules au bateau et vous n’aurez ainsi jamais l’impression de piloter une usine à gaz à laquelle vous ne comprenez rien. Enfin, cet aspect « gestion » se double aussi d’un petit côté plate-forme, car pour activer les différentes commandes, il vous faudra courir, sauter et presser des boutons, parfois avec votre tête. Je crois n’avoir jamais vu ailleurs ce mélange de genres très réussi.
Votre parcours sera ponctué d’arrêts réguliers pour cause d’obstacles, et il vous faudra résoudre de petites énigmes pour reprendre votre course. Si leur difficulté n’est pas spécialement ardue, Lone Sails ne prend pas non plus le joueur pour un imbécile, et le mécanisme de résolution ne sera jamais deux fois identique.
Il m’a fallu patienter des années afin d’avoir l’occasion de jouer à Heavy Rain, la faute aux exclusivités console. Peut-être, pour cette raison, en ai-je attendu un peu trop, à force de voir passer des critiques élogieuses à son sujet.
La première heure de jeu ne m’a pas fait une très bonne impression, d’abord pour la maniabilité très laborieuse des personnages. Ceux-ci sont lents, poussifs, ne courent que quand les scénaristes l’ont décidé, se heurtent mollement aux éléments du décor et se coincent un peu partout lorsque l’on tente de les diriger, même dans des situations urgentes. Par ailleurs, la gestion de la caméra n’est pas laissée à notre initiative, et même si les choix de cadrages imposés au joueur apportent à Heavy Rain une dimension cinématographique appréciable, l’alternance champ/contrechamp s’avère dans les faits fort peu pratique car elle vous oblige, lorsqu’elle survient, à user de vos réflexes pour inverser le plus vite possible la direction de la marche sous peine de voir votre personnage faire demi-tour.
Par ailleurs, le scénario commence plutôt mal, déversant à la pelle dialogues creux et clichés de famille-unie-et-heureuse dans sa grande maison ensoleillée. Les deux enfants du couple sont stupides, mal élevés et insupportables, ce qui ne poserait pas de problème si ces traits de personnalité avaient été volontairement induits par les scénaristes. Malheureusement, ceux-ci tentent de faire passer ces deux petits crétins pour d’adorables créatures auxquelles nous ne pouvons que nous attacher. Autant dire qu’Heavy Rain s’est montré incapable de me faire ressentir la moindre empathie à leur égard et que tout ce qui pouvait advenir d’eux par la suite m’indifférait totalement. Dommage, pour un jeu censé faire ressentir des émotions au joueur.
Heureusement, au fil du temps, les choses ont progressivement commencé à aller mieux. Le scénario en lui-même ne s’est pas substantiellement amélioré : de catastrophique, il s’est peut-être tout au plus élevé au rang de médiocre, n’évitant ni l’écueil des clichés, ni celui des incohérences – j’y reviendrai plus tard. Si Heavy Rain avait été une série policière, ç’aurait été une série B et je n’aurais pas persévéré après le deuxième épisode. S’agissant d’un jeu, les mécanismes additionnels ont cependant réussi à changer la donne.
La grande différence avec le cinéma, c’est que vos réussites et échecs ont un vrai impact sur le scénario. De banales péripéties qui m’auraient à peine inquiétée dans un film – leur aboutissement étant toujours trop prévisible – ont ici suscité chez moi une réelle implication émotionnelle, car dans Heavy Rain, l’échec est toujours envisageable. Vos personnages peuvent mourir : dans ce cas de figure, vous n’avez plus accès aux autres scènes les impliquant et vos chances de parvenir à une issue heureuse s’amincissent.
Le gameplay à base de QTE est plutôt bien pensé et les scènes d’action sont finalement assez prenantes. On peut cependant reprocher au jeu la difficulté ponctuelle de certaines combinaisons de touches (qui semblent avoir été conçues pour des octopus et pas des êtres humains). De la même façon, les conséquences de certains raccourcis ne sont pas toujours évidentes (il m’est arrivé de tirer sur un personnage alors que je voulais discuter avec lui, les deux possibilités étant affichées côte à côte sur l’écran sans plus d’indications sur leurs effets respectifs). Et, en cas d’erreur, impossible de revenir en arrière : le mal est fait.
Si Heavy Rain a finalement réussi à me faire ressentir des choses, il ne s’est agi que d’émotions assez basiques et instinctives. L’enjeu principal ne m’a jamais en lui-même beaucoup importé, mais certaines scènes ont réussi à me communiquer un véritable malaise : choc, dégoût, sensations d’enfermement ou d’oppression. Je pense que ce type d’émotion primaire est plus aisé à susciter chez le joueur que l’intérêt pour le scénario, mais ce point positif mérite néanmoins d’être relevé.
L’histoire en elle-même souffre de trop nombreux défauts d’écriture pour que je puisse en faire l’éloge : des mystères majeurs ne sont jamais expliqués, des personnages qui ne se sont jamais rencontrés se connaissent soudain comme par magie et, à la lumière du twist final, certains comportements perdent tout leur sens. En interview, David Cage a tenté tant bien que mal de combler ces fossés scénaristiques… Malheureusement, ses explications m’ont semblé bien trop maladroites pour que je puisse décemment penser qu’elles avaient été prévues dès le début. Par ailleurs, une oeuvre devrait se suffire à elle-même, et si la majorité des joueurs relèvent une bizarrerie ou une incohérence au sein d’une histoire, c’est que les scénaristes ont échoué à la justifier.
Il est assez aisé de créer du mystère en accumulant les scènes inexplicables. Ce qui est vraiment respectable, c’est de savoir ensuite résoudre les nœuds de l’intrigue de façon satisfaisante, et Heavy Rain ne remplit malheureusement pas cet objectif.
Je dénichai le profil d’Armand aux alentours de la fin de l’année 2013, ou peut-être le début de 2014. Alors étudiante en lettres appréciant la littérature, j’avais été séduite par sa prose, relayée régulièrement sur Facebook par un ami commun.
Parmi le vivier d’individus dont j’avais croisé la route sur Internet, seuls quelques-uns s’étaient jusqu’ici montrés capables de s’exprimer correctement. Armand en faisait partie et je m’en étonnai, considérant que ses écrits surpassaient en qualité ceux que l’on pouvait trouver dans de nombreux ouvrages ayant franchi l’étape de la publication. Il abordait divers sujets, de la musique aux livres anciens en passant par des billets plus autobiographiques qui relataient ses amours passées ou offraient à ses lecteurs d’hilarantes anecdotes tirées de son quotidien. Son style était fluide, son vocabulaire riche et sa grammaire excellente, mais non content d’exceller sur la forme, Armand savait aussi faire preuve d’un humour et d’une répartie qui m’impressionnaient, moi qui avais toujours été trop nerveuse en société pour que de tels mots d’esprit me viennent aussi spontanément.
Armand publiait sur sa page depuis plusieurs années. D’abord, je n’y fis qu’un rapide passage, trop intimidée par ce personnage que je voyais déjà devenir un écrivain renommé – ce n’était assurément qu’une question de mois. Mais loin de m’attirer à lui, cette destinée que je lui prédisais me maintint plutôt à distance : viscéralement rebutée par l’esprit de compétition, je n’avais pas la moindre envie de devoir me battre pour conserver ma place auprès de quiconque au moment où cette personne, devenue célèbre, se ferait courtiser par une foule d’admirateurs fraîchement débarqués. Par ailleurs, mon dégoût de moi-même me poussait à considérer que ma présence aux côtés d’un artiste en phase de création constituait un parasitisme nuisible à son travail. Je n’avais en effet rien d’intéressant à apporter à personne et je devais donc œuvrer pour que mon existence passe autant que possible inaperçue.
Je m’abstins donc de rédiger le moindre commentaire sur son mur ce soir-là mais lui témoignai mon admiration pour ses textes en likant discrètement ceux que j’avais le plus appréciés. Je quittai sa page en me promettant d’acheter le roman qu’il publierait selon ses dires bientôt, assurée que sa lecture constituerait une agréable expérience.
De nombreuses notifications m’attendaient le lendemain matin, et je fus stupéfaite de voir qu’elles venaient de lui. Cet homme bientôt illustreétait venu sur mon profil pour y commenter plusieurs de mes photos. Son invitation à devenir amis suivit rapidement et je ressentis immédiatement une boule au ventre : Armand faisait erreur, j’étais indigne de figurer parmi ses contacts et il finirait bien par s’en rendre compte un jour ; tout cela résultat probablement d’un malentendu dont je ne parvenais pas à identifier l’origine. Cependant, je ne pouvais pas non plus justifier mon refus en lui opposant mes motivations réelles : ces dernières prenaient racine en mon manque d’estime de moi, si profond, si anormal qu’elles auraient pu sembler hypocrites à quelqu’un ne me connaissant pas. Je ne voulais pas donner l’impression de chercher à ce que l’on me rassure ou me complimente, aussi me tus-je et acceptai son offre.
Ce qui frappe d’abord dans Morse, c’est le choix du cadre spatio-temporel, qui tranche radicalement avec les atmosphères gothiques, aristocratiques ou orientalistes de beaucoup de films de vampires. L’action se déroule en effet dans la Suède pauvre des années 1980, au cœur d’une ville glaciale, envahie par la neige et vidée de ses habitants. De cette association unique émerge une atmosphère que l’on ne retrouvera nulle part ailleurs et qui sera renforcée par la froideur des personnages mêmes. Ceux-ci toujours distants entre eux, échangeront parfois quelques paroles poussives et monocordes entrecoupées de longs silences contribuant ainsi à la construction d’une esthétique clinique et déshumanisée qui se marie parfaitement avec le thème du vampire. Dans Morse, les êtres vivants ressemblent tous à des cadavres ambulants, barricadés dans leurs HLM-cercueils, exclus de la société et ne ressentant rien, hormis la solitude et la haine.
Malheureusement, cette déshumanisation va sans doute trop loin et constitue à mon sens le défaut majeur du film : à trop être vidés de leur âme, les personnages principaux manquent cruellement de profondeur. Le scénario en lui-même est assez basique – une histoire de chasse, de harcèlement et de vengeance enjolivée de quelques péripéties et non exempte de deus ex machina – et les protagonistes sont caractérisés de manière beaucoup trop simpliste – on sait peu de choses du héros, en dehors de son désir de vengeance et de son inaptitude sociale. Quelques pistes sont parfois évoquées ici et là (la relation de l’enfant avec son père, la cicatrice mystérieuse de la vampire), mais elles sont trop superficielles pour parvenir à contrebalancer la pauvreté de l’intrigue. Enfin, la musique, qui savait pourtant se faire discrète durant la majeure partie de l’oeuvre, est d’une lourdeur excessive dans les scènes finales : ses notes dramatiques sont inaptes à nous communiquer la détresse du héros et m’ont laissé un arrière-goût de film raté, au potentiel intéressant mais loin de remplir ses promesses de finesse et d’originalité.
Les années qui suivirent furent le théâtre de deux histoires imbriquées que je relaterai ici, chacune étant à sa manière le récit d’un lent naufrage pourtant anticipable. La première traitera de ma relation chaotique avec un individu fort peu recommandable, la seconde de l’échec de mon ambition professorale.
La personne dont je souhaiterais parler se révélant être un an et demi après notre rupture encore fort prolixe à mon sujet, je profiterai de cette partie du récit pour porter ma propre vision des choses à la connaissance de ceux qui n’ont jusqu’ici pu entendre qu’une version des faits fournie par mon ex-ami, narrateur particulièrement indigne de confiance.
Je ne chercherai pas à romancer les faits au nom d’une bien commode licence littéraire. Je tâcherai de me montrer honnête en relatant aussi bien mes mérites que mes erreurs – car il y en a eu, mais pas forcément celles que l’on m’impute.
Enfin, bien que je ne puisse pas l’empêcher, j’aimerais que celles et ceux qui connaissent la personne dont il est question ne lui communiquent pas l’adresse de ce site, ou, au moins, qu’ils se gardent de le faire tant que ce récit ne sera pas achevé. Je pense qu’il est nécessaire que mes éventuels lecteurs aient accès à une vision globale des événements avant de prendre une décision qui, sans doute, attisera chez lui des velléités de vengeance. En effet, ma défense face à ses calomnies, bien que tardive et discrète, pourrait lui sembler inadmissible dans la mesure où elle fera ombrage à sa réécriture des faits. Ses mensonges grossiers, martelés frénétiquement auprès de son entourage depuis une vingtaine de mois, risqueront d’être mis à mal provoquant par là même la dégradation de l’image enjolivée que ses lecteurs se faisaient de lui.
J’ai précieusement conservé au cours de ma relation avec lui, un grand nombre de traces écrites sur lesquelles je m’appuierai afin de rendre ce récit le plus fiable et le plus précis possible. À ceux dont l’opinion m’importe, je vous encourage, si le moindre doute sur l’objectivité de ma version des fait vous habite, à me réclamer une copie de ces échanges.