J8.
Échec total aujourd’hui. Nous devions nous rendre à Fujiyoshida, une ville se situant au Nord du mont Fuji. Pour cela, il nous aura fallu monter dans sept trains différents, dont un particulièrement lent qui contournait le célèbre volcan en passant par l’ouest. Ce n’est qu’une fois arrivés que nous avons compris qu’il existait une ligne directe depuis Tokyo et que nous aurions pu arriver à destination quatre heures plus tôt… Au total, le trajet nous aura pris presque onze heures en comptant nos ultimes errances dans des petites rues pavillonnaires, de nuit, guidés par un téléphone à trois pourcent de batterie. À la fin, nous en étions rendus à éclairer avec nos écrans les façades des maisons dans l’espoir reconnaître les planches en bois vert vaguement discernables sur les photos d’airbnb.
Notre hôte, inquiété par mes messages de détresse aura heureusement fini par nous débusquer en ratissant en voiture les rues de son quartier.
Je n’ai donc pas encore vu grand-chose du mont Fuji puisqu’il faisait nuit noire au moment de notre arrivée. Heureusement, demain, une bonne randonnée devrait compenser toutes ces heures passées à attendre dans des trains et des gares.
J7.
Je craignais que nous nous ennuyions ici, mais la région regorge de promenades, de lacs et de cascades, et je regrette maintenant de ne pas pouvoir rester à Nikko un ou deux jours de plus.
Après un rapide passage dans les bains chauds privés de notre résidence, nous prenons un bus qui nous dépose sur les hauteurs d’une montagne, près d’une cascade certes impressionnante mais enlaidie à mes yeux par les trop nombreuses routes et installations touristiques aux alentours.
Au moment de faire demi-tour pour remonter dans le bus, afin de tuer le temps jusqu’à l’arrivée de notre prochain véhicule, nous nous aventurons sur un petit chemin qui pénètre dans la forêt. Très vite, nous comprenons qu’il s’agit en réalité d’un sentier de randonnée d’une demi douzaine de kilomètres menant à la destination que nous convoitions : un village à Onsens, bains chauds publics alimentés par des sources thermales.
Je ne regrette pas cette petite promenade improvisée au cœur de la forêt, d’où nous apercevions de temps à autre le sommet d’une montagne enveloppé dans des fumerolles de brume. Je n’avais pas vu de paysages aussi beaux depuis mon arrivée au Japon.
Une fois arrivés au village, nos narines sont violemment agressées par une odeur d’oeuf pourri qui semble émaner de partout à la fois. Après avoir soupçonné un pauvre touriste ayant eu le malheur de croiser notre chemin, nous comprenons que cette puanteur provient en réalité des sources thermales elles-mêmes.
Ce mystère élucidé, nous partons à la recherche d’un onsen dans lequel nous détendre mais ne trouvons qu’une sorte de petit lavoir rempli d’eau presque bouillante servant uniquement à tremper ses pieds. Passé un douloureux temps d’adaptation, la température devient supportable et mes pieds semblent apprécier le traitement.
Chassés par une horde bruyante d’écoliers à petits chapeaux jaunes, nous finissons par regagner un arrêt de bus sous une violente averse. C’est la saison des pluies au Japon, et nous avons jusque là été épargnés par les intempéries, mais aujourd’hui, l’orage a grondé pendant toute notre promenade, et mon k-way était évidemment resté dans notre chambre…
J6.
Départ de Tokyo ce matin pour le village de Nikko, perdu au fond d’une vallée remplie de sanctuaires et de sources chaudes.
Notre lieu de résidence dispose de deux bains privatifs où j’ai pu expérimenter le lavage à la japonaise : avant d’entrer dans le bassin, on s’assied sur un petit tabouret et on se lave à l’aide d’un baquet que l’on vide sur sa tête. J’ai passé une bonne heure à barboter dans l’eau chaude et je me suis rarement sentie aussi détendue.
J5.
Grasse matinée bien méritée pendant que monsieur Rochebleue visitait le célèbre marché aux poissons de Tokyo. Je suis ensuite partie à la recherche du minuscule restaurant que nous avions découvert le premier jour afin d’y dévorer à nouveau les soba sauce sésame qui me faisaient baver d’envie. Il faut dire que manger végétarien ici est extrêmement compliqué, et je ne me nourris depuis presque une semaine que d’onigiris aux plantes et de ramen au soja. Les fruits et légumes coûtent une fortune (j’ai croisé des mangues à 12 euros pièce) et il m’est arrivé de traverser des quartiers entiers sans trouver le moindre restaurant proposant un seul plat sans viande. Ce changement de routine était donc le bienvenu, même si techniquement, seule la sauce changeait un peu la donne.
Nous sommes ensuite retournés au musée samouraï pour assister à une démonstration de combat à l’épée, puis j’ai vécu l’expérience la plus étrange et dérangeante de mon séjour en franchissant le seuil d’un maid coffee.
Pour celles et ceux qui ne connaissent pas le concept, il s’agit d’un café dans lequel les très jeunes serveuses habillées en soubrettes, surjouent le côté enfantin kawaii (« mignon ») et vous appellent « maître ». Rien de sexuel là-dedans, il est de toute façon interdit de toucher le personnel, mais ça ne m’a pas empêchée de ressentir un léger malaise lorsque j’ai vu une maid s’agenouiller devant ma table pour prendre ma commande.
(À savoir qu’il existe, pour les amateurs, des versions de ces cafés où les serveuses maltraitent les clients et distribuent des coups de pieds aux fesses).
J’ai donc pris une photo ridicule (incluse dans le menu) et je me suis carapatée assez rapidement.
J4.
Visite d’un incontournable japonais : les cafés à thèmes – en l’occurrence, aujourd’hui, un café à chats. On paye au temps passé à l’intérieur et les boissons sont illimitées.
Les bestioles sont vraiment bien traitées ici, elles peuvent grimper un peu partout jusqu’à des plate-formes accrochées au plafond et s’éclipser dans d’autres pièces inaccessibles aux clients via des petites trappes.
J’ai aussi fait un tour dans le quartier des animés, mais les mangas étaient tous en japonais et sous blister.
Demain sera mon dernier jour dans la capitale. Prochaine destination : la campagne !
J3.
Je me suis risquée aux abords de Fukushima, à 250km de Tokyo, pour aller visiter un parc dans lequel des renards de toutes les couleurs se promènent librement aux côtés des touristes.
La réceptionniste dont les mains étaient bardées de traces de crocs et de griffes m’a un peu fait peur quand elle m’a dit que les renards m’attaqueraient par derrière si je restais immobile. J’ai passé toute la visite à me retourner en imaginant des scènes sanglantes, mais mes jambes sont apparemment encore intactes.
Visite de deux grands parcs situés en plein milieu de Tokyo. C’est autre chose que nos petits squares parisiens.
J’ai encore un peu de mal avec le décalage horaire (là, il est 2h30 du matin, et je viens de me réveiller), mais en dehors de ça, tout va bien.
J1.
Les 18 heures de trajet ont été un peu rudes, mais au moins, j’ai pu prendre ma revanche sur les repas infects servis dans l’avion en me goinfrant des meilleurs soba que j’aie jamais mangés (froids, trempés dans une sauce au sésame, une tuerie).
La nourriture ne coûte vraiment pas cher ici. J’ai envie de m’arrêter à chaque coin de rue pour me remplir l’estomac, et jusque là, tout ce que j’ai pu goûter était délicieux, même les choses étranges à base de gelly denichées dans un kombini (le natto attendra, par contre).
Ma mère aimait collecter les traces des vies passées. À l’époque de la restauration de la maison, elle examinait chacune des tuiles moussues récupérées sur le toit avant de se débarrasser des plus abîmées. Elle me conviait ensuite à admirer ses trouvailles et faisait défiler sous mes yeux toutes les plaques de terre cuite marquées d’une empreinte de patte de chat ou de la signature d’un ouvrier d’un autre temps. Nous tentions d’imaginer notre maison à cette époque-là, le quotidien de ses occupants, les pensées qui les habitaient à l’instant où ils tenaient la tuile entre leurs mains, et mon imagination m’entraînait dans des rêveries délicieuses.
Lorsque les travaux nécessitaient de creuser dans l’un de nos très anciens murs, ma mère évoquait la perspective de retrouver un message scellé depuis des siècles dans une niche entre les pierres. Je rêvais de retrouver les écrits de lointains ancêtres qui, tout en relatant leur histoire, m’auraient confié des secrets et livré des pensées dans lesquelles, je n’en doutais pas, je me serais reconnue en tout point.
Les cloisons de notre demeure n’ont hélas craché jusqu’ici que de la chaux, des ossements et des morceaux de bois. Mais si l’espoir de retrouver un message poussiéreux s’est aujourd’hui complètement évanoui, une autre envie est née de ces rêveries : je souhaite rédiger moi-même ce texte si longtemps attendu. J’en enterrerai un exemplaire quelque part sous la maison familiale et une copie restera affichée ici, livrée aux visiteurs de passage.
Ce désir me tiraille depuis plusieurs années déjà et j’avais, dès le lycée, commencé la rédaction d’un tel recueil, mais mon travail inachevé me semble avec le recul trop fragmenté et maladroit. Depuis quelques temps, j’ai commencé à fixer mes souvenirs au brouillon afin de parvenir à les ordonner et à les entremêler plus aisément. Même si ma mémoire tend à se manifester par vagues thématiques isolées, mes expériences découlent les unes des autres et il me semble désormais important d’améliorer la fluidité de mes textes. Je n’écris pas cet herbier seulement pour l’individu qui déterrera mon message dans un ou deux siècles : je le fais aussi pour parvenir à une meilleure compréhension de moi-même, perspective qui serait compromise par un récit trop parcellaire, aux épisodes décousus.
J’ai donc mis de côté ces textes vieux de presque dix ans : j’en étais trop insatisfaite pour parvenir à les poursuivre. Je recommence donc ce travail à partir de rien, ou plutôt, en m’appuyant sur des bribes de mémoire encore plus estompées qu’auparavant, dont l’impermanence à présent tangible aura ajouté à l’urgence d’écrire ressentie ces derniers mois. Cette impatience est hâtée par des pressentiments funestes irrationnels et diffus. J’espère pouvoir trouver quelque apaisement dans l’achèvement de ce texte.
Mon herbier sera un recueil d’expériences, de sensations, d’impressions sans doute très ordinaires, mais ornées, je l’espère, des teintes qui me sont propres. Je n’ai jamais aimé les biographies que pour les atmosphères qu’elles renferment, si particulières, si étroitement liées à leur auteur, ce mélange subtil aux ingrédients familiers mais au dosage unique et étrange qui perce des lucarnes sur d’autres univers.