V – 5
Punaise, Osny, octobre 2015
Ma prise de distances avec l’université libéra soudain mes journées de bien des contraintes. Je ne me rendais plus qu’aux cours qui me semblaient réellement utiles, et ceux-ci n’étaient pas nombreux. Mes collègues de promotion s’enquirent dans un premier temps de ce qu’il advenait de moi, mais, très vite, elles cessèrent de me contacter, considérant mes absences comme quelque chose de normal.
Pour ma part, je me remis à vivre de façon décalée, me couchant tard et me levant l’après midi. Ce rythme me permettait de jouir de la tranquillité de l’appartement familial, débarrassé en grande partie de ma mère et des désagréments engendrés par ses névroses maniaques. J’étudiais le jour puis profitais de la quiétude de la nuit pour lire pendant des heures. Ce fut, je crois, à cette période que mes visites sur le blog d’Armand devinrent de plus en plus fréquentes ; je franchis un jour le cap de la consultation quotidienne et épuisai alors rapidement le stock de textes récents. Ayant pris goût à la plume de mon ami, je dus donc me tourner vers ses archives, sa cadence de publication n’était pas suffisante pour étancher ma soif de lecture.
Armand était un auteur très prolifique, du moins, sur le Net, et sa page Facebook contenait cinq ou six ans de brèves, de réflexions, de textes de fiction et d’histoires tirées de sa propre vie. Je terminai l’ensemble en une poignée de jours et n’en ressortis que plus frustrée d’avoir dilapidé toutes mes réserves d’un seul coup. Il me fallut alors creuser davantage dans les méandres du Web, où je dénichai plusieurs anciens blogs qui me sustentèrent quelques temps. Puis, n’ayant plus rien à me mettre sous la dent, je finis par me rabattre sur une collection d’enregistrements audio datant des années quatre-vingt-dix.
Durant sa jeunesse, mon ami avait participé à une émission de radio du nom de «Fabrice c’est la Nuit»*, dans laquelle les auditeurs étaient invités à téléphoner pour lire leurs textes. Il s’était muni de cassettes et avait soigneusement enregistré la plupart de ses interventions, puis, quinze ans plus tard, les avait numérisées et mises en ligne. En me rendant sur la page où figurait la liste des fichiers, je remarquai que celle-ci était préfacée d’un bandeau stipulant que leur contenu, réservé aux « esprits ouverts » pouvait heurter la sensibilité de certaines personnes. A l’écoute, expliquait le chapeau, il fallait impérativement garder en tête le fait que l’époque n’avait pas pas encore été marquée par les affaires de pédophilie qui allaient horrifier la France quelques années plus tard. La présence de cet avertissement me parut étrange mais ne me rebuta pas et je me plongeai dans ces archives audio. Puisque je n’avais plus rien à lire, alors, j’allais écouter.
Vingt ans auparavant, Armand excellait manifestement déjà en matière d’écriture et ma réticence face au format radiophonique s’évanouit rapidement, d’autant plus que Fabrice, l’animateur, se révélait finalement être un personnage intéressant. Il faisait montre d’une assez bonne répartie souvent mise à profit pour taquiner ses invités. Sa voix était marquée par cet accent traînant des faubourgs parisiens aujourd’hui presque disparu, et je me l’imaginais comme un ancien loubard toujours revêtu d’un perfecto de cuir noir et de bottes de motard.
Les enregistrements s’étalaient sur plusieurs années au rythme de quelques-uns par semaine et en les entendant dans l’ordre chronologique, on était témoin de l’évolution de la relation entre Armand et Fabrice. Entré dans l’émission en parfait inconnu, mon ami imposa assez vite le respect aux autres participants grâce à la qualité de ses textes, et il devint au bout de quelques mois l’un des personnages majeurs de «Fabrice c’est la Nuit».
La plupart des interventions d’Armand étaient clôturées par un éloge enthousiaste de Fabrice, qui lui prédisait de temps à autre une brillante destinée dans la littérature. Il savait aussi être mordant et aimait taquiner Armand au sujet de son manque de succès avec les femmes. « Avec les gonzesses, ça sera sûrement la lose toute ta vie, mais au moins, tu as du talent et tu iras loin », lui avait-il dit. Un peu piqué au vif malgré les compliments de l’animateur, Armand avait usé quinze ans plus tard de son droit de réponse, en rédigeant un paragraphe dans lequel il expliquait que Fabrice avait eu tout faux : non seulement sa carrière d’écrivain n’avait jamais connu le succès fulgurant que l’on attendait d’elle, mais en plus, sa vie amoureuse trépidante, en grande partie grâce au succès de la radio, lui avait permis de se constituer un tableau de chasse bien rempli, et il avait accumulé à ce jour probablement bien plus de conquêtes que Fabrice lui-même.
J’étais naïve, et n’ayant aucune raison de douter de cette affirmation, je crus Armand sur parole. Je fus également stupide, car l’étalage d’un tel succès amoureux fit naître en moi une pointe d’intérêt envers lui. S’il est si apprécié, me disais-je un peu inconsciemment, c’est sans doute qu’il s’agit de quelqu’un de séduisant, ou, du moins, de charismatique. Ceci, ajouté à son talent bel et bien réel et à l’intelligence que je lui attribuais – rétrospectivement, à tort – contribua à me pousser vers lui malgré mon absence totale d’attirance physique.
Je connaissais pourtant cette stratégie des séducteurs, qui consiste à exagérer son succès pour sembler plus désirable, mais Armand n’avait ni l’âge, ni le style d’un dragueur de rue, et je me fis avoir bêtement. J’appris avec le recul qu’il transformait de simples baisers en relations de plusieurs mois, et les relations de plusieurs mois en couples de plusieurs années. Ce texte de défense était un premier mensonge, auquel tant d’autres allaient bientôt s’ajouter.