Amsterdam, partie III
Au loin, j’entendais mes amis discuter entre eux, s’inquiétant de savoir comment j’allais. De temps à autre, je voyais Thomas apparaître dans l’encadrement de la porte et me fixer en souriant, sans parvenir vraiment à savoir s’il me rendait visite à intervalles réguliers ou si la drogue bouleversait ma perception du temps au point d’avoir l’impression de le voir se téléporter puis disparaître encore et encore.
– Je n’ai pas dit de choses trop graves ? lui demandai-je lorsqu’il réapparut.
– Si, crus-je l’entendre répondre, ce qui, inexplicablement, me rendit soudain très enthousiaste, riante et pleine d’énergie.
Je passai les heures qui suivirent à parler toute seule, poussant des cris et souffrant d’hallucinations dans lesquelles je me voyais livrer à mes amis des secrets lourds de conséquences. Lesquels ? Je n’en avais pas la moindre idée. Dans la pièce adjacente, j’entendis Thomas demander à Océane si elle se sentait bien, et je crus l’entendre ajouter : « après tout ce qu’elle t’a dit ». Puis, ils délibérèrent sur mon état, et je fus prise de panique, convaincue dans mon délire qu’ils souhaitaient appeler les pompiers. Je leur fis jurer de ne pas le faire, me voyant déjà livrée à moi-même dans un hôpital où l’on parlerait une langue que je ne connaissais pas. Stupidement, je me raccrochais à la couleur de mon couvre-lit, que je surveillais avec attention : tant que ce n’est pas du blanc, me disais-je, c’est que je ne suis pas allongée sur un brancard. Je finis par m’endormir après presque une nuit entière passée à rire, à crier des mots incohérents et à cauchemarder sur les méchancetés que j’aurais pu avoir dites.
J’émergeai à neuf heure trente, consciente que nous devions quitter les lieux très bientôt. Je rangeai un peu mes affaires et parvins je ne sais trop comment à prendre une douche. Océane vint m’aider à nettoyer le champ de bataille qu’était le salon, plein de paillettes de chocolat et de mouchoirs froissés. Pendant que je me penchais au dessus de la gazinière pour y déceler d’éventuelles traces de nourriture, elle se mit à en triturer les boutons, et une haute flamme vint soudain me lécher le visage. Cela m’amusa et je plaisantai avec elle sur sa tentative d’assassinat échouée.
Thomas se leva et me lança en me voyant : « eh bien, tu nous as rejoué Vol Au-Dessus d’un Nid de Coucou, hier soir ! ». Il s’assit sur mon lit pour discuter, et je remarquai qu’Océane, en retrait sur le seuil de la porte, était en train de nous filmer. Je protestai, mais consciente que je n’étais pas en état de l’empêcher de faire quoi que ce soit, elle poursuivit tranquillement ses prises de vue en me répondant avec espièglerie. Thomas lui adressa quelques reproches avec tant de mollesse et une indignation si peu convaincante que je le soupçonnai d’être le commanditaire de la vidéo.
A l’heure dite, nous partîmes, démarrâmes la voiture et nous nous installâmes sur un parking situé quelques centaines de mètres en contrebas. Nous continuâmes à dormir jusqu’à dix-sept heures trente, puis Océane, se sentant d’attaque, prit le volant pour conduire jusqu’à Amsterdam, où nous discutâmes à nouveau avec la vendeuse du magasin aux motifs psychédéliques fluorescents. Je me tenais en retrait de la conversation mais ne pouvais m’empêcher de sourire sans raison, encore sous l’effet de mon repas de la veille.
– Les space-cake sont rentables, avec toi , plaisanta la vendeuse en me voyant de si bonne humeur.
Nous reprîmes ensuite la route pour Paris. A chaque dos-d’âne rencontré, je ne pouvais m’empêcher de pousser des cris enthousiastes. Je parlai beaucoup sur tout le chemin du retour, tenant des propos absurdes sans m’en rendre compte. Je crus d’abord que les aires d’autoroute étaient situées sur le terre-plein central, puis je demandai très sérieusement quel animal j’étais. « Un lapin », me répondit Thomas. Sur le coup, cette plaisanterie me vexa un peu, car il me sembla qu’elle avait à voir avec la taille de mes incisives, un peu plus grandes que la moyenne. J’oubliai cependant assez vite cet incident pour me poser d’autres questions tout aussi sérieuses : quel était donc le cri du lapin ?
Mes tics de langage étaient encore présents après une seconde nuit de sommeil et pendant une semaine entière, mon visage me parut complètement anesthésié. Près de deux ans plus tard, les dos-d’ânes me donnent toujours envie de pousser des cris de joie.
Je compris plus tard que la dose ingérée ce soir-là était bien trop importante pour ma carrure, et que si la drogue avait le pouvoir de révéler la vraie personnalité des gens, j’étais alors bien moins froide et renfermée que je ne le pensais.