V – 3
La demande d’Armand faisait suite à une période de plusieurs mois durant laquelle lui et moi n’avions que très peu échangé, du moins en privé. Pour ma part, je me contentais de lire de temps à autre les publications de l’intéressé apparaissant dans mon fil d’actualités lorsqu’elles éveillaient ma curiosité. Au fil du temps, de texte en texte, j’étais parvenue à faire émerger un portrait un peu plus tangible de cet homme de lettres. Assurément brillant, sensible et cultivé, il avait développé une misanthropie et un goût pour la solitude dans lesquels je m’étais reconnue de prime abord. Cette aversion pour la foule, la liesse populaire et les mondanités hypocrites étant trop rare pour être comprise par beaucoup de mes contemporains, elle fit naître chez moi une forme d’estime compatissante qui me poussa à ce moment à me sentir un peu plus proche de lui.
Sur le plan politique, son profil était atypique mais ses idées semblaient correspondre aux miennes : il se prétendait homme de gauche, féministe, libertaire et plutôt anticlérical, se décrivant comme un être à mi-chemin entre le dandy et le hippie, figures qui m’inspiraient, chacune à leur manière. Il avait l’air doté d’une très grande indépendance d’esprit, faisant complètement fi de l’opinion des autres à son égard, et de toute la description qui précède, ce dernier point me paraît aujourd’hui être le seul véridique, sa misanthropie mise à part – bien que j’en ignorasse alors tous les aboutissants, à commencer par l’égoïsme inouï qu’elle engendrait chez lui.
Lorsque je découvris qu’Armand était âgé d’une quarantaine d’années, cela acheva de m’intimider. Avant de le rencontrer pour lui remettre ma Madone, je jetai un coup d’œil aux photos de sa galerie, afin de le reconnaître lorsque je le croiserais dans la rue. Tous les clichés étaient sombres ou d’une qualité discutable car pris à la webcam mais d’après ce que je pouvais en voir, l’homme ne semblait pas particulièrement laid. Malgré son âge, son visage n’était pas marqué par les rides et ses cheveux noirs bouclés lui descendant jusqu’aux épaules, formant autour de lui une masse d’un volume imposant qui pouvait être le gage d’une assez bonne santé. Dans ses billets, il rappelait à intervalles réguliers la crainte que suscitaient parfois sa « haute taille » et sa « carrure de rugbyman » parmi les petites gens qui nourrissaient envers lui des velléités de bagarre, bien vite refoulées lorsqu’il quittait sa chaise pour se dresser de toute sa stature devant eux.
A cette époque, et je tiens à le préciser, je n’avais en tête aucun projet de rapprochement, ni amical, ni amoureux. L’idée ne m’avait d’ailleurs jamais effleuré l’esprit, et si quelqu’un me l’avait suggérée, je l’aurais trouvée absurde tant il me semblait que lui et moi n’évoluions pas dans le même monde. J’aurais été absolument certaine par ailleurs que lui-même ne me prêtait à juste titre aucun intérêt – il ne me connaissait pas, nous n’avions échangé que de rares banalités, et il avait seulement pu me voir par l’intermédiaire de quelques photos et vidéos. Ma relation avec celui qui sera malgré moi le héros de cette histoire n’était que celle d’une lointaine admiratrice souhaitant s’effacer tant que possible afin de laisser un auteur estimé composer en paix.
Le soir de la remise du livre, je n’avais donc pas prévu de m’attarder plus que nécessaire auprès de lui, et ma principale pensée était destinée à mes placards vides qu’il me fallait remplir avant la fermeture du magasin. Je signalai à mon compagnon de l’époque que je partais un peu en avance afin de donner le livre à une personne m’attendant plus bas et qu’il disposait donc de quelques minutes supplémentaires pour se préparer avant de descendre me rejoindre.
Lorsque je franchis la lourde porte cochère donnant sur la rue, je jetai un coup d’œil autour de moi et aperçus un gros homme affalé contre une gouttière sans le moindre embarras pour les traces d’urine de chien qui auraient pu salir ses vêtements. Me voyant, il se redressa et afficha un sourire poli. En m’approchant pour le saluer, je me fis la réflexion – certes indélicate, mais nous n’avons de contrôle que sur nos actions, pas sur nos pensées – que les photos des profils Internet pouvaient décidément être bien trompeuses. En fait de rugbyman, c’était un obèse qui s’avançait lourdement vers moi. Sa large face rougeaude était ornée d’une paire de petites lunettes usées et ses joues étaient couvertes de zones de peau desquamée. Je me souviens en particulier de son nez constellé de points noirs : je n’en avais jamais vu d’aussi mûrs. Ils étaient tellement remplis que beaucoup, noircis par l’oxydation, sortaient de ses pores d’au moins un demi-millimètre telles les épines d’un porc-épic dressées face au danger.
Mais, ce qui me frappa le plus, ce fut lorsqu’il ouvrit la bouche pour me parler. Une haleine répugnante vint heurter mes narines et la puanteur fut telle qu’une photographie mentale de cet instant resta gravée pour toujours dans ma mémoire. Je revois parfaitement son visage penché vers moi, l’œil inquiet et la bouche éternellement ouverte, long tunnel noir au bout duquel je pouvais voir pendre, absurdement, sa glotte rosâtre. Immédiatement, frappée par la pestilence de son souffle, je pris la décision de ne plus respirer par le nez face à lui, et je tins ma résolution jusqu’au dernier jour où je le vis, presque deux ans plus tard.
On pourrait penser que la description fâcheuse que je viens de faire n’est là que pour mener à bien une vengeance. Malheureusement, elle s’avère rigoureusement exacte et je la livre ici en ayant conscience du fait que ce portrait peu flatteur ne sera pas davantage glorieux pour moi, qui me suis rapprochée d’Armand bien plus que je ne l’aurais souhaité. Tout ce que je pourrai dire au sujet des défauts physiques de l’intéressé ou de ses manquements à l’hygiène rejailliront sur moi dans la mesure où je ne me suis pas, à l’époque, montrée assez déterminée pour m’en tenir éloignée. Certains me considéreront sans doute souillée par la fréquentation d’un individu à l’aspect aussi répugnant mais je tiens tout de même à m’attribuer quelque mérite dans le fait d’être parvenue à faire fi de cette apparence désavantageuse pour m’intéresser, chez cet individu à des objets que je pensais plus nobles : son intelligence et sa personnalité. La tragédie de cette histoire sera, comme le lecteur doit déjà le soupçonner, que le vernis peu appétant du corps était finalement bien plus reluisant que le caractère abominable qu’il dissimulait.
Nous échangeâmes quelques mots, je lui tendis le Dekobra, et je me préparai à tourner les talons, lorsqu’il demanda :
« Tu ne veux pas que je t’offre un verre, histoire de te remercier pour le livre ? »
Cette proposition me paraissait relever de la simple politesse, de celles que les gens lancent en espérant qu’elles soient déclinées. Par ailleurs, j’avais d’autres projets plus urgents : remplir mon garde-manger. Ainsi refusai-je l’invitation en m’excusant, partagée entre la crainte de vexer mon interlocuteur et le soulagement de ne pas me retrouver coincée à devoir discuter avec un parfait inconnu, rongée par la timidité et pétrie de honte à l’idée du fossé qui nous séparait en terme de culture artistique. Ces raisons et elles seules me poussèrent à dire non : ma réaction et ma réponse auraient été absolument les mêmes si Armand s’était montré plus présentable. Nous nous dîmes donc au revoir, sans que je suspecte le moins du monde que pour l’homme qui s’était tenu en face de moi, cette histoire de remise de livre n’avait été qu’un prétexte pour me rencontrer comme il l’admettrait ensuite, et que sa proposition de verre, à mes yeux tout à fait innocente, relevait d’une stratégie visant à me m’attraper dans ses filets.
Bouffi d’orgueil et contrarié dans ses intentions, notre héros rentra ensuite chez lui pour écrire quelques messages grinçants à l’un de ses amis, du nom de Thomas. Ami qui me fournit très aimablement plusieurs années plus tard l’historique de leurs conversations, suite à sa propre rupture avec Armand. Ainsi suis-je fière de pouvoir étoffer mon récit par ces menus détails complétant ce dernier assez instructivement.
J’avais apparemment déjà fait l’objet de discussions entre les deux amis qui, ayant regardé l’une de mes vidéos, s’étaient accordés sur le fait que j’étais peut-être à leur goût. Armand annonça donc m’avoir vue. Lui aussi avait trouvé mes photos « flatteuses » en comparaison avec la réalité, et en quelques phrases, il dressa un portrait bien senti de ma personne :
« Elle est sympa, mais très rigide, très coincée, avec à la fois un côté mémère frigide et un côté lesbienne rouleuse de mécaniques. Enfin, tout un tas de petits détails qui sont assez débandants. »
Thomas rétorqua qu’il m’avait trouvée touchante sur certaines photos.
« Elle est touchante, mais difficilement consommable », conclut Armand.
Sur ces amabilités, les deux compères changèrent de sujet, et Armand et moi ne nous écrivîmes pas pendant deux mois.